3e dimanche de Carême. Homélie du père Jérôme Prigent, oratorien.

Nous voici presque au milieu de notre Carême, que nous vivons avec tous les catéchumènes de la paroisse et du diocèse. Nous sommes au milieu du gué. Peut-être sommes-nous un peu comme ce Jésus fatigué, essoufflé, assis sur la margelle du puits de Jacob. Dans cette lumière du plein midi, cette redoutable lumière méridienne qui sépare la journée en deux et où, selon le témoignage des Pères du désert, se déchaîne le démon de “l’à quoi bon?”, le démon de midi. Nous croyons alors voir crûment et mélancoliquement les choses telles qu’elles sont, sans apprêt, et nos existences mises à nu. Lucidité implacable. Le monde semble alors nous échapper et l’histoire nous apparaît dans sa répétition. La déception, dans ces moments-là, peut dominer. L’autre? Toujours énigmatique, fuyant, quand il n’est pas gênant. Le temps? Source de nouvelles impatiences, énervant, réduit à un présent qui ne comble pas. La filiation, les maîtres? Relégués ou en incapacité (de nous donner de nouvelles clés pour décrypter notre temps). Dieu? Dieu lui-même oublié ou trop mal invoqué, si mal invoqué, y compris par ceux qui se réclament de lui ou prétendent le servir. Et toujours cette insuffisance d’être qui menace. Ce travail sournois de l’irrémédiable en nous. Et pourtant, et pourtant… en chacun de nous, il y a, dans les moments épiphaniques de nos vies, une attirance vers le divin, il existe le désir non manipulable d’une rencontre intérieure, d’une abondance de vie et d’amour authentique.

Alors regardons le style de Jésus, un style inimitable, c’est toujours le style de l’Évangile. Voyons comment il nous détourne des citernes d’eau croupie car il ne veut pas que nos vies se dessèchent. Regardons comment il vit la rencontre. Cette rencontre elle est inattendue mais il l’a recherchée. Jésus et ses disciples auraient pu suivre la vallée du Jourdain pour rejoindre la Galilée, comme c’était l’usage. Il transgresse délibérément les préjugés sociaux, culturels et religieux propres au monde juif de son temps: préjugés violents confinant à la xénophobie vis à vis de ces Samaritains vus comme hérétiques et schismatiques, métissés à des peuples païens. Regardons comment il plonge ses yeux dans ceux de cette femme. Que nous le voulions ou non, nous non plus nous ne pouvons nous approcher les uns des autres de façon totalement neutre et sans conséquence. Le croire et le faire croire est un mensonge. La parole, les regards, le geste échouent à s’installer durablement dans le registre exclusif du jeu. L’insignifiance et l’insouciance sont moins faciles qu’on ne croit. La surface, la légèreté hypothèquent ou engagent toujours l’avenir, un avenir que nous ne maîtrisons pas. Que croit vraiment l’autre devant mes avances ou mon indifférence? Les blessures, l’attente, l’espoir, le besoin de reconnaissance détournent ou veulent détourner sans cesse de ce vide intérieur, ce “vide existentiel” dont parle le pape François, et rendent la superficialité impossible. Lorsque nous nouons une relation il existe aussitôt une dimension de profondeur que nous soupçonnons mal, comme ce puits de Jacob au centre de cette scène. Il y a toujours ce creux où nous espérons être authentiquement attendus, nommés, reconnus. Ca n’est pas qu’une question de morale, mais une question de réalité. Il y a toujours ce visage face à moi que je ne peux pas consommer. Il y a en nous un centre de gravité, ce mystère que nous sommes pour nous-mêmes et que je pressens chez celui qui se trouve à quelques dizaines de centimètres de moi. Nous ne pouvons pas “gérer” nos rencontres comme des fichiers, comme ce que les sites dits “de rencontre” laissent parfois espérer. Laissons le Christ façonner notre propre style.

Si aucune rencontre n’est anodine cette rencontre de la Samaritaine l’est encore moins : elle est révélante, elle se fait révélation, dévoilement. Une rencontre à une heure incongrue (on ne va pas seule en plein midi puiser de l’eau: cette femme veut éviter les commérages des autres femmes) qui n’est pas sans ressemblance avec une rencontre scénarisée dans une pièce de théâtre contemporain: Dans la Solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. On y voit deux hommes qui rôdent en pleine nuit dans une rue déserte. L’un est appelé “le dealer” et l’autre “le client”. Mais on ignore lequel a le plus besoin de l’autre. Ici aussi c’est par une demande que Jésus engage le dialogue. “Donne-moi à boire”. C’est bien l’image d’un Dieu en demande, d’un Dieu en manque qui se révèle ici d’abord. Et lorsqu’on sait que depuis la Genèse et la rencontre de Jacob et Rachel, demander à boire revient à une demande en mariage, une soif d’épousailles, on peut, comme la Samaritaine, se montrer étonné. Depuis Saint Augustin nous avons l’habitude d’exalter la dimension spirituelle de notre désir, un désir à la mesure de notre inquiétude et de l’infini de Dieu, un désir que l’on ne peut sevrer. Nous finissons par oublier une réalité cachée qui se révèle ici: le désir de Dieu lui-même, le désir en Dieu, le désir qu’est Dieu. “Dieu a soif que nous ayons soif de lui” disait Grégoire de Nazianze. Un Dieu en manque : sommes-nous prêts à aller jusque-là, à reconnaître Dieu dans cette défaillance, cette infirmité ou cette pauvreté ? Pourtant au chapitre 25 de l’évangile de Matthieu il nous dit bien: “J’avais soif et tu m’as donné à boire”. Il y a toujours ce moment où, lorsque nous grandissons dans notre foi, nous découvrons que Dieu compte sur nous. “Ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle” dit une religieuse aguerrie dans Les Dialogues des carmélites de Bernanos. Si nous savions le don de Dieu, nous saurions veiller sur la source, pour en abreuver les autres. Nous avons à veiller, patiemment et fidèlement, sur Dieu. Nous sommes responsables de Dieu. Voilà le culte en esprit et vérité.

 

Alors bien sûr, nous savons, après tant d’exégètes, que cette femme n’est pas seulement une personne rencontrée sur les routes poudreuses de Samarie : elle est la Samarie ! Elle représente cette région dans laquelle survit l’ancien Royaume du Nord auquel les Assyriens avaient imposé le peuplement des cinq peuples exogènes (les cinq Baal, les cinq maris). Il ne s’agit donc pas vraiment de nous montrer un Jésus omniscient, connaissant tout des secrets d’alcôve ou des désillusions affectives de cette femme. Nous voyons plutôt un Jésus attentif au trouble d’un peuple qui ne trouve plus sa place, qui se pose la question de son existence : comment survivre quand on n’a plus besoin de vous ? Ce peuple des Samaritains qui a l’impression de sortir de l’histoire, de dériver loin de la marche du monde, qui souffre que ses croyances et ses rites soient bafoués ou rendus insignifiants. Un peuple qui n’a plus de Dieu, comme ce sixième mari qui n’est pas vraiment le mari.

Jésus engage un dialogue. Il n’impose pas une théorie religieuse générale sur le culte en esprit et en vérité, sur l’universel ou une transcendance abstraite. Il prend en considération l’histoire réelle de la Samarie. Il part d’une analyse du réel qu’il honore et auquel il reconnaît sa dignité. Il ne cherche pas non plus à démasquer. La requête de transparence qui nous obsède parfois dans les rapports interpersonnels n’est pas son style. Il transforme le questionnement identitaire de la Samaritaine (notre temple est-il le bon ?) en l’élargissant, et il l’empêche de se replier sur elle-même de manière mortifère. Jésus en lui révélant l’eau vive bénit en elle la pulsion de vie et la rend capable de la fécondité du témoignage auprès de ses frères Samaritains. Lesquels à leur tour pourront s’approprier la foi et laisser jaillir cette source en eux.

Dans la nuit de Pâques nous serons invités à prononcer à nouveau les promesses de notre baptême. Et si nous choisissions – en vivant du style de Jésus, de son sens unique de la rencontre, de sa manière de révéler et d’honorer l’histoire et la singularité des personnes – de suivre toujours plus, avec les catéchumènes, librement et joyeusement, celui qui nous place du côté de la vie parce qu’il est l’eau vive, parce qu’il est la vie ?

 

Homélie prononcée par le père Jérôme Prigent, oratorien,

en l’Eglise Saint-Eustache à l’occasion du 3ème dimanche de Carême

Ex 17, 3-7 ; Rm 5, 1-2.5-8 ; Jn 4, 5-42