Benoît, Dominique, Ignace : ces trois patriarches vénérables sont ceux dont les Ordres se partagent toute l’étendue de l’histoire chrétienne… Philippe reçut successivement l’enseignement des trois.
Les enfants de saint Dominique
La fin que s’étaient proposée les enfants de saint Dominique était magnifique : ils voulaient fondre l’ensemble des connaissances humaines en un système harmonieux, assurer l’alliance entre la religion et la philosophie, et apprendre aux hommes à faire usage des dons de la nature à la lumière de la grâce divine et de la vérité révélée. Il fallait, pour qu’un projet si grandiose pût se réaliser, la dissolution et la reconstruction de la société tout entière ; et, par conséquent, l’Ordre des Prêcheurs atteignit son apogée après que le vieil Empire se fût désagrégé, et que le chaos qui s’ensuivit eût débouché sur la création d’un monde nouveau.
Maintenant, à l’époque de saint Philippe, les puissances du mal se livraient à un effort violent pour briser cette sublime unité et pour créer une opposition entre le génie humain – le philosophe et le poète, l’artiste et le musicien – et la religion. Aussi l’œuvre de l’Ordre glorieux de saint Dominique était-elle plus que jamais nécessaire, quelles que pussent être les méthodes nouvelles de sa réalisation, mieux adaptées aux besoins de l’époque; et, si Philippe était destiné, comme il l’était en effet, à jouer un rôle important dans la création de ces méthodes nouvelles pour la cause de Dieu, il était donc nécessaire qu’il fût imprégné du grand projet de cet Ordre. Il était nécessaire qu’il eût, profondément enraciné au fond de lui-même comme but de toute sa vie, cet objectif unique de soumettre ce monde, dans toute sa diversité multiforme et bariolée, à l’unité du service de Dieu.
Je pense qu’il y a des saints dont la mission consiste plutôt à mettre une distance entre le monde et la vérité; la mission d’autres saints consiste à les rapprocher. Philippe est de ceux-ci. Il était donc convenable et juste que son esprit fût formé d’abord par les Pères de St Marc. Et lorsque cette première éducation fut terminée, il fut envoyé, « sans savoir où il allait », vers d’autres maîtres, et vers le lieu de l’œuvre à laquelle il était destiné, accomplir une tâche semblable à celle de saint Dominique, sans être dominicain. Ce fut alors qu’il vint vers saint Benoît. Près de la ville où son père l’avait envoyé (San Germano), se trouve le célèbre monastère du Mont Cassin, le siège principal de l’Ordre bénédictin.
Le relâchement qui régnait à cette époque dans tant de communautés de réguliers, ne paraît pas avoir atteint cet antique sanctuaire ; mais les catastrophes qui, même à l’époque de Savonarole, s’abattaient sur l’Italie, n’avaient pas épargné le Mont Cassin. La région d’alentour avait été le théâtre de la guerre ; les troupes étrangères avaient pillé l’Église; et la nouvelle génération de moines avait été formée au milieu de l’adversité. « Non loin de San Germano, dit son biographe, se dresse une montagne célèbre qui, selon une tradition très ancienne et très répandue, est l’une de celles qui s’ouvrirent lors de la mort de notre Sauveur. Elle appartient aux Bénédictins du Mont Cassin, qui y ont une église dédiée à la Très Sainte Trinité. Cette montagne est fendue du haut en bas par trois énormes fissures; dans celle du milieu qui est la plus escarpée, est édifiée sur un rocher une petite chapelle, sous la garde des moines, et sur cette chapelle est peint un crucifix que les marins saluent en passant par une salve d’artillerie. Philippe s’y retirait fréquemment pour prier et pour méditer sur la Passion de Notre Seigneur « .
L’école de saint Benoît
Remarquez, mes chers Frères, combien Philippe se trouve maintenant dans un monde différent – non plus au milieu des grandeurs du Moyen Age, mais parmi les saints des premiers siècles et tout ce qui leur fut associé; ce n’est plus la vie affairée et ostentatoire, mais la campagne tranquille et pure ; ce ne sont plus des cloîtres et des fresques, mais des rochers et la mer, qui invitent à la méditation ; non plus des mitres dorées et des chapes couvertes de pierres précieuses, sous des arcs élevés et des vitraux peints, mais des chapelles à demi cachées, dénuées d’ornements, et des crucifix grossièrement sculptés ; non plus la vision de la Passion de Notre Seigneur dépeinte par l’art sacré, mais la déchirure du rocher de la montagne, intervenue à l’heure où Il fut suspendu à la Croix ; non plus les saintes doctrines et les dévotions de la piété médiévale, mais le mystère originel, contenu dans l’Écriture, le Credo, le Baptême, et – objet de luttes acharnées au cours des premiers siècles – le dogme de la Très Sainte Trinité. Tout ce qui entourait donc Philippe le ramena brutalement à une époque de simplicité, de pauvreté, de persécution, de martyre; à une époque de patience, de travail obscur et joyeux, de service humble et sans récompense; avant même que le christianisme se fût constitué une littérature, ou que la théologie fût devenue une science, ou que la chaire de saint Pierre eût connu d’autres occupants que des saints ; alors que le livre de la nature et le livre de la grâce étaient les principaux instruments de la science et de l’amour.
Telle fut l’école de saint Benoît ; et ce cher et vénérable Père ne lâcha pas le jeune pèlerin, même lorsque les deux années de son séjour dans la région touchèrent à leur fin.
Car si ce fut un appel direct de Dieu qui le fit venir à Rome, ce fut quand même saint Benoît qui, si j’ose dire, lui choisit son logement dans cette ville ; car il l’envoya à ces antiques basiliques, et cimetières, et catacombes de la Ville Sainte, qui rappelaient les premiers moines et la religion primitive, et ce furent, comme vous le savez, ces endroits qu’il fréquentait, et où il vivait presque, jusqu’à ce que dix ans se fussent écoulés depuis son départ de Florence.
« Philippe Néri est un grand saint, dit un Frère dominicain, qui avait longtemps observé le jeune homme; et parmi d’autres choses merveilleuses, il vit depuis dix ans sans interruption dans les catacombes de St Sébastien, par souci de pénitence »; demeurant, dis-je, comme saint Benoît l’aurait voulu, avec les antiques papes martyrs, et leur sainte cour, et leur suite, leurs diacres et chambellans, et leurs chapelains ; avec saint Callixte, saint Sébastien et saint Laurent ; avec saint Marc et saint Marcellin, avec sainte Agnès et sainte Cécile, avec saint Nérée, saint Achille, avec saint Papias et saint Maur, jusqu’à ce qu’il reçût enfin cette visite merveilleuse, où le Saint Esprit descendit sur lui comme une boule de feu, vers le temps de la Pentecôte, et remplit son cœur de consolations si intenses que, de peur qu’il ne mourût d’extase, Philippe remonta vers le monde des hommes, et ne œuvre plus supportable à la chair et au sang.
Ainsi prit fin la deuxième étape de l’éducation de le même qu’il apprit de saint Dominique la fin qu’il devait poursuivre, de même il apprit de comment la poursuivre. Il allait poursuivre les objectifs de Savonarole, mais non pas par les méthodes de Savonarole ; plutôt, selon l’esprit et à la manière de ces anciens religieux dont saint Benoît tant par excellence. Ces premiers religieux vivaient dans des communautés qui étaient indépendantes les unes des autres, et non pas réunies sous une autorité commune; ils étaient établis en un seul lieu et n’avaient pas d’obligations en dehors de celui-ci. ; Les vœux ne constituaient pas un élément nécessaire de leur état de vie ; ils se mêlaient peu, ou pas du tout, des affaires ecclésiastiques ou politiques ; ils n’avaient pas de grands projets d’action religieuse ; chaque jour amenait sa tâche dont ils se contentaient ; ils vivaient dans l’obscurité, et accordaient une importance particulière à la prière et à la méditation; leurs liturgies étaient simples, et ils admettaient librement des laïcs dans leur fraternité.
Dans de tels traits distinctifs nous reconnaissons l’Oratoire de Saint Philippe Neri. Moins que tout autre homme il ne pensa à survivre dans ses œuvres : ce fut à grand peine qu’on l’amena à former ses disciples en communauté, et à perpétuer cette communauté par la demande d’une reconnaissance ecclésiastique. Il refuse ensuite d’aller présider cette communauté; puis, lorsqu’on l’y obligea, il refusa qu’on lui donnât le titre de Père Supérieur. Il fit par la suite sourde oreille aux demandes de fondations d’autres villes. Encore moins voulut-il accepter des dignités ecclésiastiques, ou permettre aux autres les accepter. Il refusa que sa congrégation se caractérisât par des formes ou des observances particulières, mis à part l’amour fraternel et l’assiduité au travail. Quant à leur vite intérieure, il renvoya ses disciples tout spécialement aux Actes des Apôtres et aux traditions d’un des premiers moines, Jean Cassien ; Dans les formes extérieures du culte, il imitait, comme le remarque le cardinal Baronius, la forme proposée par saint Paul dans sa première épitre aux Corinthiens :
« C’est par un dessein de Dieu, dit cette gloire de l’Oratoire, que s’est renouvelée dans une grande mesure de nos jours à Rome, selon Je modèle des assemblées apostoliques, la pratique édifiante de s’entretenir dans des sermons des choses de Dieu. Ce fut là l’œuvre du Révérend Père Philippe Néri, Florentin d’origine, qui, en architecte habile, en posa les fondements. Il fut décidé que, presque chaque jour ceux qui cherchaient la perfection chrétienne, devaient venir à l’Oratorio. Tout d’abord, on consacrait un certain temps à la prière silencieuse, puis un des frères faisait une lecture d’un livre spirituel, et au cours de la lecture ledit Père en faisait un commentaire. Parfois il demandait à l’un des frères d’exprimer son opinion sur un certain sujet, et alors l’entretien se poursuivait sous forme de dialogue. Ensuite, il ordonna à l’un d’entre eux de monter en chaire et dans un style simple et familier, d’y parler de la vie des saints. A celui-ci succédait un autre, sur un sujet différent, mais toujours dans le même style; enfin, un troisième parlait de l’histoire de l’Église. Lorsque tout était terminé, on chantait un cantique spirituel, on priait encore quelque temps, et ainsi les choses prenaient fin. Tout étant ainsi disposé, et approuvé par l’autorité du Pape, il semblait que la forme splendide de l’assemblée apostolique eût été restaurée, pour autant que l’époque le permît. »
Ceci eut lieu, bien entendu, longtemps après cette partie de la vie de Philippe dont je traite actuellement. De l’âge de huit à dix-huit ans, pendant dix ans, il reçut l’enseignement de saint Dominique ; de dix huit à vingt-huit ou vingt-neuf ans, il vécut avec saint Benoît et les anciens saints de Rome. Même alors, à la fin de cette période, il n’abandonna pas vraiment saint Benoît. Pendant les soixante ans qu’il passa à Rome, il n’y eut qu’un seul grand tournant ou moment de crise dans sa vie ; ce fut lorsque, vers l’âge de quarante ans, il conçut le projet de partir en Orient. Or, pour arriver à une décision, il ne chercha conseil ni au près d’un Dominicain, ni auprès d’un Jésuite, ce qui aurait paru naturel, mais il s’adressa à un Bénédictin de la grande basilique de St Paul, et celui-ci le renvoya vers un autre moine de la famille bénédictine qui vivait sur le lieu du martyre de saint Paul. Ce Père, inspiré par saint Jean l’Évangéliste, lui dit que « ses Indes à lui seraient à Rome, où Dieu lui trouverait beaucoup à faire« . Remarquez aussi, mes Frères, que saint Jean l’Évangéliste était la source de l’information. Philippe vit très proche des Saints de l’ère apostolique : saint Paul, saint Jean l’Évangéliste, sainte Marie-Madeleine, saint Philippe et saint Jacques ses patrons, saint Jean-Baptiste qui lui apparut dans une vision. Je ne me souviens d’aucun saint d’époque ultérieure avec lequel il était dans une telle communion.
Ignace, le troisième grand Patriarche
Tel fut le caractère des dévotions, telle fut la nature de la vie intérieure, propres à saint Philippe ; j’ose les appeler bénédictins. Finalement il revint dans le monde, et là il rencontra et fit connaissance avec le troisième grand Patriarche que j’ai nommé, saint Ignace, qui était alors à Rome. Ce célèbre saint s’y était installé et y avait établi sa Société, alors que Philippe vivait dans sa longue retraite, et maintenant il était là pour que Philippe pût l’entendre et le consulter, pendant onze ans, jusqu’à sa mort.
Or, que fit pour lui saint Ignace ? Il existe une ressemblance frappante, comme chacun peut le constater, entre l’enseignement pratique des deux hommes, et cela dans des domaines où leur enseignement présente un contraste avec ce qui était habituel à l’époque et auparavant. Sans aucun doute, si à l’égard des traditions théologiques saint Philippe faisait cause commune avec saint Dominique, dans la cure des âmes ses vues étaient identiques à celles de saint Ignace. Une insistance très forte sur la vie intérieure, une méfiance à l’égard des cérémonies extérieures très formalisées, une insistance sur l’obéissance plutôt que sur le sacrifice, sur la discipline mentale plutôt que sur le jeûne ou le cilice, une mortification de la raison, cette illumination et cette liberté de l’esprit qui sont les fruits de l’amour; qui plus est, une règle douce et affectueuse au confessionnal ; des confessions et des communions fréquentes, une dévotion spéciale au Saint Sacrement, ce sont là les caractéristiques d’une école particulière dans l’Église; saint Ignace et saint Philippe y sont des maîtres.
Depuis l’époque de saint Benoît, une ligne de démarcation avait existé entre le monde et l’Église, et.il était très difficile de suivre le chemin de la sainteté sans entrer dans la vie religieuse. Saint Ignace et saint Philippe, au contraire, firent sortir l’Église dans le monde, et tentèrent d’amener sous son joug léger tous les hommes qu’ils pouvaient atteindre. L’un et l’autre, bien entendu, agirent sous la conduite de Dieu ; mais, puisqu’ils vécurent à la même époque et dans le même lieu, il est naturel de penser que, humainement parlant, l’un a dû recevoir sa tradition de l’autre ; et, comme saint Philippe est le plus jeune des deux, il est tout aussi naturel de penser que c’est lui qui la reçut de saint Ignace.
Tout comme il apprit de saint Benoît ce qu’il devait être, et de saint Dominique ce qu’il devait faire, laissez-moi donc penser qu’il apprit de saint Ignace comment il devait le faire.