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Face à cet héritage de méfiance et de crispation, nous souhaitons faire droit à certaines intuitions centrales du concile Vatican II qui, selon nous, n’ont pas été suffisamment mises en pratique – alors même qu’il semble plus que jamais urgent de les honorer. Allant au-devant des craintes engendrées par la modernité, les pères conciliaires avaient en effet revalorisé la dignité de la conscience 45 et esquissé les grandes lignes d’un nouvel engagement des chrétiens dans la cité, en les encourageant à coopérer avec tous ceux qui, sans partager nécessairement leur foi ni leur culture religieuse, montreraient le même désir d’aller de l’avant. Dans son encyclique Pacem in terris, publiée en 1963, Jean XXIII fut le premier pape à appeler les chrétiens à œuvrer de concert avec les hommes et les femmes de bonne volonté, ne partageant pas nécessairement la foi chrétienne ; en 1965, la constitution pastorale Gaudium et spes confirma cette orientation en faisant état du fait que l’assemblée conciliaire réunie pour Vatican II ne s’adressait
« non plus aux seuls fils de l’Eglise et à tous ceux qui se réclamaient du Christ, mais à tous les hommes » (§1).
Le pape François a très nettement rappelé cette importance d’une collaboration pratique avec les non-croyants et « autrement-croyants » dans l’encyclique Laudato Si’ (§62-63). Pour nous, cet encouragement à coopérer avec nos contemporains dessine en filigrane une autre invitation ; celle qui consiste a` faire le pari que notre propre expérience de foi sortira grandie si elle ose se mettre à l’écoute des aspirations profondes qui continuent à trouver leurs voies d’expression dans les formes culturelles de notre temps, qui se réfèrent bien moins à Dieu que par le passé. Quoi que l’on puisse penser de cette situation, elle constitue l’arrière-plan sur lequel vivent la plupart de nos contemporains 47. Pourtant, cette invitation à nous mettre en jeu, à risquer notre foi en la menant à la lisière où elle peut croître dans la rencontre de l’autre, semble ne trouver que peu d’écho dans le contexte actuel.
Au cours de la dernière décennie, c’est plutôt un christianisme d’objection, ouvertement contre-culturel qui semble avoir eu le vent en poupe en France 48. Offrant de nouveaux habits à une tradition séculaire de méfiance vis-à -vis de la modernité , il est activement porté par une constellation de personnalités qui se rejoignent sur le jugement sévère qu’ils portent à l’encontre de l’héritage politique et philosophique des Lumières qui leur semble menacer l’héritage anthropologique millénaire du christianisme, qui devrait au contraire être préservé et proclamé 49. Ce court extrait d’un texte de Fabrice Hadjadj est tout à fait typique à cet égard :
« Qu’est-ce que notre République, dans sa réalité effective, en dehors de l’empire de la consommation ? On parle de ‘‘valeurs’’ mais en dehors des valeurs du marché , je ne vois que du vide. Qu’est-ce qui donne envie aujourd’hui à un jeune de s’identifier à la cause républicaine telle qu’on nous la présente ? Pour que la France demeure, elle doit redécouvrir sa mémoire et son Histoire – et donc sa trame catholique. A charge aux fidèles de pratiquer une évangélisation forte ! Qu’ils arrêtent d’être des chiffes molles ! Trop souvent, ils se sont réduits à des humanitaires et des assistants sociaux ! Cet efféminement de la religion chrétienne va de pair avec la perte du sens de l’apostolat. » 50
Malgré´ les apparences, ce type de discours nous semble paradigmatique d’une posture défensive, puisqu’il place une tension maximale entre l’évangélisation forte que les fidèles devraient pratiquer et la vacuité´ des valeurs du monde séculier. Qu’une telle posture ait gagné du terrain n’est en soi guère étonnant, quand on sait que les catholiques pratiquants se savent eux-mêmes minoritaires dans la population – ce qui est encore plus vrai parmi les jeunes. Pourtant, nous gardons l’intime conviction que nous ne saurions faire justice à la foi évangélique en donnant au christianisme dont nous vivons les atours d’une contre-culture, qui ne serait que le revers d’un conservatisme tout à fait classique.
L’événement de la Résurrection, ce point où l’histoire se dérobe à elle-même pour laisser Dieu se manifester pleinement aux hommes et au monde, est pour les chrétiens la Bonne Nouvelle qui doit être annoncée – et cette dernière n’aura de cesse de prendre de court les imaginaires collectifs qui irriguent les sociétés au sein desquelles les chrétiens vivent, du Panthéon romain des premiers siècle à «l’incroyance » contemporaine. Autrement dit, l’acte de foi a toujours été (et sera toujours) irréductible non seulement aux différents contextes culturels à l’intérieur desquels il vient à être exprimé , mais aussi aux formes de la religion vient à être exprimé, mais aussi aux formes de la religion instituée qui le rendent possible grâce au continuel renouvellement de la tradition apostolique. Dans cette optique, défendre l’idée que, face à l’effet corrosif de la sécularisation, c’est avant tout la préservation du patrimoine chrétien (ou, alternativement, des « racines chrétiennes ») qui sera garante de la possibilité d’une foi authentiquement vécue, relève selon nous d’un conservatisme aride.
En se montrant méfiant vis-à-vis de l’instabilité fondamentale qui caractérise l’expérience de foi, celui-ci préfère la figer en délimitant d’avance son répertoire d’expression – au risque d’assécher ses sources vives. En tant que chrétiens, nous croyons en effet que la promesse faite par Dieu au peuple d’Israël de le libérer de son joug a trouvé son accomplissement définitif dans le Christ (Ga 4, 1-5), avant d’être maintes et maintes fois réitérée par le témoignage d’hommes et de femmes marchant à sa suite. Pourtant, comme nous l’avons évoqué, cette aspiration à la liberté s’est, depuis le début de la modernité, largement perpétuée hors des formes instituées de la religion (si ce n’est contre elles !) pour prendre la forme d’une quête d’émancipation le plus souvent dénuée de toute référence à Dieu 51. Mais ceci justifie-t-il que l’on se désintéresse de cette aspiration à la liberté et des lieux séculiers où elle continue à s’exprimer – ou, pire encore, qu’on la taxe de vacuité, comme le fait Fabrice Hadjadj ? Nous ne le croyons pas : nous considérons en effet que la foi dont instituée qui le rendent possible grâce au continuel renouvellement de la tradition apostolique. Dans cette optique, défendre l’idée que, face à l’effet corrosif de la sécularisation, c’est avant tout la préservation du patrimoine chrétien (ou, alternativement, des «racines chrétiennes ») qui sera garante de la possibilité d’une foi authentiquement vécue, relève selon nous d’un conservatisme aride. En se montrant méfiant vis-à-vis de l’instabilité fondamentale qui caractérise l’expérience de foi, celui-ci préfère la figer en délimitant d’avance son répertoire d’expression – au risque d’assécher ses sources vives.
En tant que chrétiens, nous croyons en effet que la promesse faite par Dieu au peuple d’Israël de le libérer de son joug a trouvé son accomplissement définitif dans le Christ (Ga 4, 1-5), avant d’être maintes et maintes fois réitérée par le témoignage d’hommes et de femmes marchant à sa suite. Pourtant, comme nous l’avons évoqué, cette aspiration à la liberté s’est, depuis le début de la modernité , largement perpétuée hors des formes instituées de la religion (si ce n’est contre elles !) pour prendre la forme d’une queˆte d’e´mancipation le plus souvent de´nue´e de toute référence à Dieu 51. Mais ceci justifie-t-il que l’on se désintéresse de cette aspiration à la liberté et des lieux séculiers où elle continue à s’exprimer – ou, pire encore, qu’on la taxe de vacuité , comme le fait Fabrice Hadjadj ? Nous ne le croyons pas : nous considérons en effet que la foi dont nous sommes dépositaires ne nous dispense en rien le droit de nous placer en position de surplomb vis-à-vis de nos contemporains, et de porter un jugement a priori, le plus souvent hâtif, sur ce qui est réellement en travail dans l’expérience qu’ils font de l’existence ; bien plutôt, notre christianisme doit se risquer à la rencontre. C’est un impératif si nous voulons continuer, à la suite du Christ, à « rendre témoignage à la vérité », car, comme l’écrivait avec justesse le philosophe Maurice Merleau-Ponty :
« Notre rapport avec le vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons. Mais le comble de la difficulté est que, si le vrai n’est pas une idole, les autres, à leur tour, ne sont pas des dieux. Il n’y a pas de vérité sans eux, mais il ne suffit pas, pour atteindre le vrai, d’être avec eux. » 52
Cette attitude de compréhension est précisément ce qui manque à celles et ceux qui se revendiquent du conservatisme. Le cas de la revue Limite est, à cet égard, particulièrement emblématique : fondant son double rejet du libéralisme économique et du libéralisme culturel sur la nécessité d’incarner une « écologie intégrale », le comité éditorial de la revue rassemble des jeunes chrétiens de bords politiques différents, qui se rejoignent cependant par leur attachement au conservatisme. Sont alors convoqués, et abondamment cités, une poignée d’auteurs et de philosophes : Charles Péguy, Georges Bernanos, George Orwell, Simone Weil, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul… Mais plutôt que d’être mobilise´s pour initier une réflexion, ces auteurs sont souvent présentés comme des autorités morales, amenées pour cautionner des arguments en forme de pétition de principe 53.
Si la revue Limite est très probablement le lieu d’un compagnonnage original, digne d’être salué , il n’en reste pas moins que les prises de position de plusieurs de ses contributeurs réguliers ont de quoi exaspérer, tant l’audience qu’elles trouvent semble inversement proportionnelle à l’assise intellectuelle qui les étaie. Prenons, par exemple, le cas de la fac¸on dont a été abordée la question (ô combien sensible pour les chrétiens en Eglise) de la révolution sexuelle, héritage culturel majeur des événements de mai 1968. Marianne Durano fit brièvement le buzz en signant un article intitulé « Comment baiser sans niquer la planète ? » dans le premier numéro de la revue… avant que ses intuitions ne soient reprises et développées par Eugénie Bastié, dans son ouvrage Adieu mademoiselle ! La défaite des femmes (Paris, Le Cerf, 2016). Cette critique du féminisme aurait pu constituer une avancée si seulement elle s’était donné la peine de porter un minimum de crédit aux thèses discutées. Rien de tel : le féminisme y est présenté de façon univoque, comme n’ayant cessé d’être l’allié objectif du capitalisme, et comme étant le signe le plus sûr de la déliquescence morale du monde
« Jeunes et chrétiens, les auteurs de ce livre refusent une vision étriquée de leur foi et un conservatisme érigeant le catholicisme. Au contraire, interpellés par la complexité des expériences qui travaillent leurs contemporains et attentifs à la vitalité de leurs interrogations, ils proposent un christianisme imprégné du souci évangélique de compréhension du monde et contestent une posture moralisatrice et intransigeante qui condamne sans concession la modernité. »
Jean-Victor Elie est étudiant en histoire religieuse contemporaine à l’École pratique des hautes études (EPHE).
Anne Guillard est doctorante en théorie politique à Sciences Po et en théologie à l’université de Genève.
Pierre-Louis Choquet est doctorant en géographie à l’université d’Oxford.