3 ème dimanche de l’Avent 11 décembre 2016 par le Père Valadier, à Saint Eustache

Isaïe 35, 1-6a-10 ; Jacques 5, 7-10 ; Mathieu 11, 2-11

Le chrétien attend ; il attend la Jérusalem céleste ; il tient sur la base de la Parole de Dieu et de l’Alliance éternelle que l’histoire n’est pas une histoire de fous, mais il croit qu’en elle mûrit la Cité de Dieu. Il croit donc qu’il doit se mobiliser dans l’aujourd’hui de Dieu pour œuvrer à l’avènement de cette Cité, cité de lumière, de paix et de justice. Selon les paroles de l’apôtre Pierre, « nous attendons, selon la Promesse, des cieux nouveaux et une terre nouvelle où la justice habite » (2 ème lettre, 3, 13).

Mais par là même le chrétien n’est-il pas naïf ? Sa foi en l’avènement d’un monde réconcilié qui chanterait la gloire de Dieu dans la lumière divine, ne le conduit-elle pas à ignorer la violence du cours du monde, à traverser l’histoire une rose à la main, à méconnaître la présence toujours renaissante du mal et des violences de toutes sortes ? Serions-nous aveugles alors à la misère des hommes et aux drames que vivent tant de peuples, et qu’ils vivront encore à l’avenir ? Les tourments tragiques du présent ne constituent-ils pas autant de désaveux de l’espérance chrétienne ? Et finalement ne voyons-nous pas partout prospérer le mal, ne constatons-nous pas que se poursuit la mise à mort des innocents et la victoire apparente des corrompus, des tyrans et de nouveaux barbares ?

Mais ici encore un chrétien éclairé n’est pas dupe. S’il lit l’Ecriture Sainte, il aperçoit sans peine que cet immense récit qui porte l’humanité vers la Règne de Dieu n’est pas du tout une autoroute confortable et sans risques. Bien au contraire la Parole de Dieu nous met devant l’échec apparent de l’Alliance, devant l’impuissance des élus à répondre à un appel qu’ils ont d’abord accepté dans l’enthousiasme. L’Ancien Testament en particulier est un témoin impressionnant de l’impossibilité où est le peuple hébreu, et avec lui l’humanité entière, de suivre les commandements de Dieu, de s’arracher au péché, à l’égoïsme et aux méfaits de toutes sortes.

N’oublions pas que pour la Bible l’histoire s’ouvre par le meurtre d’Abel par son frère Caïn et que toute la suite se déroule sous l’ombre redoutable de ce crime. D’ailleurs la Bible ne dénonce pas seulement le péché de l’humanité en général ou son impuissance à construire durablement un monde de paix et de justice ; elle nous désigne nous-même et chacun de nous comme la source du refus de Dieu et de nos frères ; elle nous oblige à avouer nos complicités diverses et intimes avec le mal et le péché. Du coup le chrétien ne peut pas être un naïf. Il n’ignore pas l’omniprésence du mal et du péché ; les Psaumes sont remplis des plaintes d’hommes cherchant la présence divine et paralysés par leurs impuissances ; ils multiplient aussi le constat selon lequel ce sont les méchants et les corrompus qui triomphent, qui occupent les bonnes places, qui paraissent donc triompher sur les justes, les faibles ou les pauvres. Ils en appellent à la justice de Dieu du sein même de leur désarroi : comment oublier la grande et troublante figure de Job, préfiguration du Juste crucifié, bafoué, rejeté, comme le Serviteur souffrant décrit et annoncé par le prophète Isaïe ? C’est pourquoi si le croyant ne désespère pas de la Promesse, promesse en l’avènement d’un monde de justice, il n’est pas aveugle.

La sagesse biblique et chrétienne lui apprend en effet que le bien et la justice n’avancent pas d’un pas assuré dans l’histoire des hommes ; elle le détourne même, cette sagesse, de croire en une progression irrésistible du bien et de la justice parmi les hommes ; elle l’instruit pour ne pas tomber dans les illusions rationalistes d’une victoire ici-bas assurée de la paix et de l’entente entre peuples. Avec Saint Augustin, le croyant doit admettre que bien et mal s’entremêlent dans notre histoire individuelle et collective, et que toute avancée dans le bien au niveau des techniques, des savoirs ou du droit, ne va pas sans un risque équivalent d’avancée du mal, de l’asservissement, des aliénations diverses.

Le mal peut prospérer sur le bien lui-même. Qui peut douter que les grandes avancées techniques risquent toujours de se retourner contre l’homme et de le broyer impitoyablement : qu’on pense au nucléaire, au génétique ou au numérique, magnifiques inventions humaines qui peuvent pourtant devenir des instruments redoutables de mort ou de contraintes sociales et politiques. Et ici comment ne pas méditer la parabole de l’ivraie et du bon grain. Or cette parabole nous enseigne à quel point l’un et l’autre sont mêlés, mais elle nous enseigne aussi que vouloir éradiquer tout le mal (l’ivraie) serait aussi nuire à la croissance du bien (le bon grain).

Et si elle invite à la patience, elle invite aussi à ne pas être obnubilé par le mal ; car la tentation est grande de nos jours d’être en quelque sorte fasciné par la violence, les injustices, les catastrophes de tous ordres, au point de ne plus voir aussi le bon grain. Car il est de la nature de la tentation de nous éblouir au point de croire que le mal a une puissance irrésistible, au point de ne plus voir que sa domination. Elle est réelle, certes, et nous en voyons l’action partout, et en nous-mêmes d’abord. Mais si nous ne nous laissons pas éblouir et aveugler par sa présence, nous nous mettons en disposition de reconnaître aussi la présence plus discrète et plus cachée, mais non moins réelle du bien.

Or le bien est souvent silencieux, discret : celui des dévouements cachés dans les hôpitaux, dans nos familles, dans les écoles, dans les entreprises, dans les solidarités simples entre voisins, entre peuples, dans les entraides mutuelles dont témoignent tant d’associations diverses dans notre pays, avancées de la recherche obstinée dans les laboratoires scientifiques. Bienveillances et travaux souvent cachés mais qui constituent le tissu social fécond à l’entente, à la vie commune, au bonheur de beaucoup. L’attente de la Cité de Dieu ne nous aveugle pas sur une histoire traversée par le péché et les oppressions de toutes sortes.

Le grand récit biblique n’est pas un conte de fée ; il est lourd des trahisons et des morts de toutes sortes. Mais il est aussi dynamisé par la Promesse que les ténèbres ne l’emporteront pas sur la lumière, et si les Evangiles nous mettent devant le Serviteur souffrant, devant le Juste condamné et mis à mort, ils nous enseignent aussi que la Croix est passage vers la Vie. Et donc que si l’histoire est déchirée par tant de violences, elle est appelée aussi à déboucher quelque jour dans une Cité de paix et de lumière, la Jérusalem céleste. Ni naïf ni obnubilé par le mal et la violence, le chrétien croit aussi en la Présence stimulante de l’Esprit du Christ dans la multitude des hommes.

Paul Valadier, SJ, 3e prêche de l’Avent 2016 à Saint-Eustache