2 ème dimanche de l’Avent 4 décembre 2016

Isaïe 11, 1-10 ; Lettre aux Romains 15, 4-9 ; Évangile de Matthieu 3, 1-12

« Engeance de vipères » : on ne peut pas dire que Jean-Baptiste prenne des gants pour interpeller son public ! Sans doute le fait-il parce qu’il faut réveiller les hommes de leur torpeur, de leur sommeil. Telle est d’ailleurs la leçon que nous avons entendue la semaine dernière. Nous ne devons pas nous laisser prendre par le sommeil ; et s’il en est ainsi, c’est parce que nous devons attendre. Attendre la fin des Temps, la fin de notre histoire individuelle et collective, comme nous y invite l’immense récit de la Bible.

Mais qu’attendons-nous au juste ? Notre attente n’est-elle pas une illusion, un beau rêve, une croyance sans fondement ? Avons-nous quelque raison pour ne pas dormir comme tout le monde ou cultiver tranquillement notre jardin, sans nous préoccuper plus que cela de l’avenir du monde, d’une hypothétique fin de l’histoire ? Ne sommes-nous pas, nous hommes et femmes du 21ème siècle, revenus de ces attentes vaines, ne sommes-nous pas vaccinés contre ces utopies, qui ont coûté tant de sueurs et de sang à l’humanité, au travers des fausses réalisations totalitaires qui, elles aussi, annonçaient l’avènement d’un Reich éternel avec le nazisme ou d’un règne de la liberté sociale et politique sans ombre avec le communisme ? Sur les ruines de tant d’espoirs vains, ne serions-nous pas justifiés à limiter notre regard au présent, et donner leur congé aux attentes d’un monde nouveau ?

La tentation est grande en effet, et il faut convenir qu’elle prend forme aussi dans les Églises sous les appels divers à se retirer d’un monde troublé et décevant, à sortir des engagements difficiles dans la société, à se contenter du culte et de l’adoration de Dieu dans le silence de nos enceintes sacrées ou dans les alléluias des fusions collectives. Mais une foi éclairée, je veux dire éclairée et avertie par les Écritures saintes, instruite par l’enseignement biblique et les fortes traditions de l’Église catholique, nous oblige à sortir d’une religion seulement privée, intime, partagée prioritairement par quelques élus, en retrait de la grande et troublante histoire des hommes.

En effet, j’y ai fait allusion dimanche dernier, la Bible, si du moins nous voulons bien la lire en Église, donc ensemble et à la lumière de l’Esprit du Christ, nous plonge dans un vaste récit qui emporte l’histoire des hommes vers la Cité de Dieu. Elle n’est pas seulement une immense épopée lyrique, enthousiasmante et peut-être fantasmatique. Elle nous signifie que Dieu lui-même s’est engagé dans cette histoire troublée et violente, que son Alliance a été proposée à Moïse et au peuple hébreu, comme Alliance éternelle, porteuse de vie et d’espérance. Cet engagement du Dieu tout-puissant et plein de miséricorde pour ses créatures et sa création, est au centre de ce que nous appelons l’Ancien Testament, et il a été renouvelé en Jésus-Christ, nouveau Moïse qui par sa mort et sa résurrection fait traverser à l’humanité une autre Mer Rouge et nous introduit dans une autre Terre Sainte. Terre non géographique, non terrestre, non bornée par des frontières, laquelle serait donc source aussi de contestations entre peuples occupant cette terre, mais terre qui est Temple nouveau, Cité de l’Esprit, Ville illuminée par la Lumière divine.

Or cette Alliance est éternelle et elle ne passera pas, pas plus que la Parole de Dieu ne passe ; nouée dans notre histoire, et le peuple de l’Ancienne Alliance, fidèle à la Thora, en témoigne encore de nos jours, une telle Alliance se renouvelle et s’actualise chaque fois que nous célébrons la mort et la résurrection du Christ, dans l’Eucharistie, chaque fois que nous prions jusqu’à ce qu’Il vienne et que nous attendons son retour en célébrant sa présence dès maintenant parmi nous. Nous serions évidemment dans le rêve et dans l’illusion, si notre espérance ne prenait pas corps ici et maintenant ; elle serait un wishful thinking consolateur et vain si notre espérance ne nous engageait pas dans l’aujourd’hui de Dieu.

Or elle nous engage à l’adoration et à la célébration de Dieu en chaque Eucharistie, à chanter les louanges devant un Dieu qui nous appelle à partager sa vie ; par là même cette espérance nous donne à vivre une vie d’action de grâce qui dès maintenant ouvre nos cœurs au-delà de nos légitimes soucis quotidiens, au-delà de nos incertitudes sur le présent, au-delà de tout défaitisme envoûtant. Elle nous conduit à regarder au-delà de nos préoccupations immédiates, bref elle nous conduit à une contemplation qui nous fait échapper à l’instant passager et nous fait pressentir déjà comme un avant-goût de la vie divine, donc de la Jérusalem céleste.

Mais cette espérance serait elle-même bien limitée, si l’adoration de Dieu ne conduisait pas au service du prochain et de tous nos prochains. Nous avons entendu ce passage de l’Évangile selon Saint Matthieu où Jean-Baptiste répond à ceux qui demandent comme se préparer à la venue du Royaume ; se convertir, répond-il, et « produire un fruit qui soit digne du repentir », et dans le texte parallèle de l’Évangile selon Saint Luc, le Baptiste exige le partage et la justice, comme signes d’une réelle conversion. L’espérance qui nous habite doit donner du fruit, faute de quoi elle serait des mots en l’air, des propos de cabarets, des consolations vides et vaines. Si nous attendons un Royaume de paix et d’amour, si cette attente est vérifiée, rendue vraie et effective, chaque fois que nous célébrons l’Eucharistie ou que nous adorons Dieu, comment serions-nous fidèles au message évangélique, si une telle espérance ne nous portait pas à faire valoir nos talents, à les mettre au service du plus grand nombre, à répondre aux promesses divines en mobilisant nos énergies humaines, celles-là même que le Créateur nous a dispensé pour que nous portions du fruit, pour que les hommes vivent d’une vie plus vraie, plus solidaire, plus proche des attentes du Dieu de la promesse ?

Notre attente est donc une attente active, qui relève de l’engagement de chacun en fonction de ses dons propres, et en ce sens il n’y a pas de programme commun à tous, mais une réponse personnelle à l’appel de Dieu sur nos vies. À chacun de répondre aux urgences du présent, dans sa famille, sa profession, dans la vie de la cité, partout où nous ressentons le besoin et la nécessité de témoigner que tous sont appelés à la vie éternelle, mais que cet appel prend forme dès maintenant. Une espérance qui ne serait pas active dans le service des hommes serait bien en effet une illusion vide, mais sa mise en œuvre ne passe pas par les contraintes des utopies politiques qui ont embrasé ou qui embrase le monde sous la férule des polices et des législations.

L’humanité est appelée à répondre à une Alliance qui nous sollicite et nous incite à y répondre librement. Elle suppose que nous ayons le désir de vivre et de vivre bien, mais ici encore comment ne pas voir que le nihilisme actuel risque bien de tuer à la base une telle espérance. À nous chrétiens de montrer que l’espérance n’est pas vaine, car elle donne des fruits de vie et de fraternité ici et maintenant, dans le creuset de notre histoire commune. C’est cette fin de l’histoire attendue qui donne le goût du présent et l’ardeur à la vivre dans l’Esprit du Ressuscité.