« Moins de biens, plus de liens » par Elena Lasida

Elena Lasida est maître de conférences à la Faculté de sciences sociales et économiques de l’Institut catholique de Paris et chargée de mission à Justice et Paix France.

L’interrogation sur la finalité et la viabilité du style de vie qui caractérise la société contemporaine est aujourd’hui directement liée à la question du développement durable. En effet, la notion de développement durable introduit une nouveauté radicale dans la manière de penser le « vivre ensemble »: la prise de conscience du caractère non durable de notre mode de développement actuel, et le fait que sa poursuite compromet gravement les possibilités de vie des générations futures. Cette non-durabilité est en premier lieu associée à l’épuisement et à la dégradation des ressources naturelles. Mais la protection de l’environnement pose très vite des questions fondamentales concernant notre manière de produire, de consommer, de nous déplacer, d’habiter l’espace et de vivre en société. Des questions qui sont lourdes de conséquences car elles interrogent notre mode de développement économique, politique et social, et nos formes de redistribution et de partage, tant au niveau local que planétaire. C’est tout notre mode de vie, individuel et collectif, qui se trouve interpellé par le développement durable.
Or, cette interrogation concernant notre style de vie a été posée par l’Église bien avant que la question écologique acquière l’importance qu’elle a aujourd’hui. Ainsi, dans l’encyclique Centesimus annus2, c’est surtout à partir des problèmes économiques et sociaux qu’on appelle à inventer un nouveau style de vie « dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune » (Centesimus annus 36). Au niveau national, la Conférence des évêques de France publiait déjà en 1982 un document intitulé Pour de nouveaux modes de vie, comme réponse à la crise économique et sociale qui touchait le pays à cette époque. Ces appels ont été renouvelés avec une acuité renforcée à partir de la crise écologique dont on a pris progressivement conscience par la suite. De ce fait, l’encyclique Caritas in veritate reprend la sollicitation de Centesimus annus, en l’associant aux problèmes environnementaux auxquels nos sociétés sont aujourd’hui confrontées (Caritas in veritate3 51).
Cette dernière encyclique de Benoît XVI invite à concevoir le milieu naturel non pas comme un matériau dont nous pouvons disposer à notre guise mais comme

« l’oeuvre admirable du Créateur, portant en soi une « grammaire » qui indique une finalité et des critères pour qu’il soit utilisé avec sagesse et non pas exploité de manière arbitraire » (CV 50).

A travers des éléments proposés dans les encycliques ainsi que dans des documents de l’Église en France, nous tenterons d’expliciter cette « grammaire » qui devrait nous donner des repères pour penser un style de vie en accord avec le projet du Créateur. Nous la présenterons autour de trois domaines: la finalité du style à inventer, la posture de l’être humain dans le cadre de ce nouveau style de vie, et les critères pour agir en cohérence avec ce style nouveau.

Finalité du style de vie: servir le bien commun

Le numéro 36 de Centesimus annus cité plus haut indique clairement la finalité du nouveau style de vie qui doit viser « la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune ». Ce but entre bien en résonance avec une notion centrale de la pensée sociale de l’Église, celle du bien commun que Caritas in veritate va définir comme

« le bien de « nous-tous », constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires, qui forment une communauté sociale. Ce n’est pas un bien recherché en lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté sociale et qui, en elle seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien » (CV 7).

Prendre soin des autres et de chacun d’eux, c’est travailler pour le bien commun. De ce fait, le style de vie visé est celui dans lequel le singulier de chacun et le commun de l’ensemble sont tous les deux à la fois respectés.

Le collectif propre au bien commun n’apparaît pas comme une perte d’individualité mais, bien au contraire, comme une manière de la développer au service d’un projet commun. Or, le bien de chaque humain et celui de l’ensemble de la communauté humaine ne sont pas indépendants du bien de la nature qui les entoure et les nourrit.

«La façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même et réciproquement […] Toute atteinte à la solidarité et à l’amitié civique provoque des dommages à l’environnement, de même que la détérioration de l’environnement, à son tour, provoque l’insatisfaction dans les relations sociales. A notre époque en particulier, la nature est tellement intégrée dans les dynamiques sociales et culturelles qu’elle ne constitue presque plus une donnée indépendante. » (CV 51.)

Cette interdépendance entre l’humain et l’environnement est au coeur de l’expression « écologie humaine » utilisée par l’encyclique et à partir de laquelle on affirme que « les devoirs que nous avons vis-à-vis de l’environnement sont liés aux devoirs que nous avons envers la personne considérée en elle-même et dans sa relation avec les autres» (CV 51). La finalité du style de vie recherché est de servir le bien commun, considéré comme le bien de « nous-tous », y compris celui du milieu naturel dans lequel nous vivons.

La nature est un don de Dieu. Elle nous parle du Créateur et de son amour pour l’humanité. « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples.» (Gaudium et Spes4 69.) Et à cet effet, il a demandé à l’homme de « la garder et la cultiver» (Genèse 2, 15). Or, l’homme a réduit la nature à un simple moyen de production au service de sa consommation, et bouleversé des équilibres écologiques délicats qui se retournent ainsi contre lui-même et menacent son avenir.

«La société actuelle ne trouvera pas de solution au problème écologique si elle ne révise sérieusement son style de vie. »

Un nouveau style de vie est à construire, un style qui respecte et poursuive la Création que Dieu a confiée à l’homme, pour qu’elle devienne un lieu de vie pour les générations présentes et futures.

Posture humaine : approche positive de la limite

La crise écologique confronte l’humanité à l’expérience de la limite. Nous nous trouvons en effet aujourd’hui face à des limites qui bloquent notre avenir. Or la limite est sans doute l’une des expériences les plus humaines qu’on puisse vivre. Nous sommes tout au long de la vie confrontés à des limites: des difficultés pour réaliser nos projets, des échecs, des pertes de capacités. Face à la limite, nous avons deux attitudes possibles: soit une approche négative qui regarde surtout ce qu’elle empêche, ce qu’elle entrave, ce qu’elle bloque ; soit une approche positive, qui essaye de voir ce qu’elle rend possible, ce qu’elle met en mouvement, ce qu’elle libère. Dans le premier cas, nous vivons la limite par le moins; dans le deuxième, par le plus.
Face aux limites environnementales auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés, de nombreuses voix s’élèvent en faveur du moins: moins de consommation, moins de production, moins de croissance, moins de mobilité. Mais s’agit-il d’abord de freiner la marche pour pouvoir durer plus longtemps? Ou ces limites nous donnent-elles aujourd’hui la possibilité de penser nos modes de développement d’une manière radicalement nouvelle ? Si nous focalisons l’attention uniquement sur le moins, c’est-à-dire sur ce que nous avons à réduire et à perdre, cela signifie que nous croyons qu’il y a un seul modèle de développement possible et qu’il s’agit de le ralentir pour le faire durer. Mettre l’accent uniquement sur le moins signifie qu’il n’y a pas d’avenir nouveau devant nous, juste du déjà connu qu’il faut faire durer. Les limites auxquelles nous sommes confrontés nous permettent-elles d’imaginer un avenir différent? Libèrent-elles des capacités nouvelles? Nous permettent-elles de dire autrement la vie et ce qui fait vivre ?
Les travaux réalisés par la commission épiscopale Justice et Paix France ont cherché à mettre en évidence des initiatives liées au développement durable qui révèlent les différents plus qu’on pourrait gagner avec un style de vie différent : moins de rapidité mais plus de relation ; moins de mobilité mais plus d’enracinement; moins de productivité mais plus de proximité. Ces initiatives multiples disent la vie autrement: à travers l’attente et la surprise plutôt qu’à travers l’immédiateté et le contrôle ; à travers la liberté conçue comme responsabilité partagée plutôt que comme indépendance ; à travers la manière d’être présent et d’habiter l’espace plutôt qu’à travers la mobilité permanente.
Ces initiatives évoquent une autre vie possible, mais les mots nous manquent pour dire ce plus, pour dessiner une nouvelle représentation de l’avenir, pour définir cette nouvelle conception de la vie ; des mots pour dire la Terre promise quand nous ne voyons que la terre dégradée et épuisée. Jean-Paul II invite à « l’austérité, la tempérance, la discipline et l’esprit de sacrifice  ». Ces mots disent encore le moins plutôt que le plus.

D’autres utiliseront des expressions comme « abondance frugale » ou « sobriété heureuse ». C’est peut-être une manière de nommer le plus qui est en jeu, sans pour autant nier le moins. Car la perte sera bien entendu inévitable : rien de nouveau ne peut naître si on ne lui fait pas de la place. Mais c’est le fait de croire qu’il y a un nouveau possible devant nous, même si nous ne savons pas lequel, qui inscrit la perte dans une dynamique positive et créative et fait de la traversée du désert une marche vers la Terre promise.
Le développement durable nous invite donc à revisiter notre représentation de l’avenir : comment transformer la menace en promesse, la limite en nouveau possible ? Il nous faut développer pour cela une éthique de la limite. Or l’éthique de la limite résonne très fortement avec l’un des principaux mystères de la foi chrétienne: la résurrection. La résurrection n’est pas simplement la vie après la mort, ou la vie contre la mort, mais plutôt la vie qui traverse la mort, la vie qui se fraie un passage et qui émerge là où on ne l’attend pas. Et en ce sens la résurrection renvoie à une expérience profondément humaine, voire la plus humaine qui puisse exister: celle de l’échec qui ouvre au radicalement nouveau, celle de la limite qui libère une capacité nouvelle, celle du vide qui se met à désirer la vie.
Dans le nouveau style de vie à inventer, la posture de base de l’être humain serait donc celle d’une approche positive de la limite. Il s’agirait de se rendre capable d’entendre une promesse d’avenir nouveau plutôt que de mettre l’accent uniquement sur les limites à accepter.

Critères d’action : des choix de vie

Cette posture face à l’avenir se traduit par des choix qui seront différents selon les circonstances, les besoins et les ressources de chacun. Néanmoins, quelques critères peuvent être établis afin d’orienter ces choix vers plus de vie. Deux types de critères peuvent être identifiés dans des textes d’Église : ceux qui font référence au rapport au temps, à l’espace et à autrui, et ceux qui sont concrètement au service d’une « autre » croissance que celle de la seule richesse monétaire.

Une manière de vivre le temps, l’espace et les relations

La Conférence des évêques de France a publié en 2012 un document intitulé Enjeux et défis écologiques pour l’avenir4, proposant une lecture chrétienne de la crise écologique et des actions concrètes pour y répondre. La lecture chrétienne se fait au travers de trois expériences constitutives de toute vie humaine et qui se trouvent particulièrement bouleversées par la crise écologique. Il s’agit du rapport au temps, du rapport à l’espace et du rapport à autrui.
Par rapport au temps, trois déplacements sont proposés : face au court-termisme, valoriser le long terme ; face au catastrophisme, savoir dire une espérance; face à l’accélération, apprendre le rythme et la contemplation. En termes d’espace, trois autres déplacements sont indiqués : face au développement uniforme auquel nous pousse aujourd’hui la mondialisation, proposer un développement intégral qui tienne compte à la fois des particularités du local et du projet global (Populorum progressio8 14-42; CV 33); face aux intérêts nationaux différents, et souvent opposés, inventer une nouvelle forme de gouvernance mondiale (Pacem in Terris9 136-137 ; CV 67); face à l’instrumentalisation de la nature ainsi qu’à sa sacralisation, penser un juste rapport à l’environnement (CV48). Enfin, en ce qui concerne le rapport à autrui, trois dernières propositions : passer de la rivalité à l’alliance ; penser la relation à partir de la fragilité réciproque plutôt qu’en termes de rapports de force ; être capable à la fois de s’engager comme si tout dépendait de nous, et de se détacher du résultat de notre action, car elle ne nous appartient pas.
Le style de vie est toujours marqué par une certaine expérience du temps, de l’espace et du rapport aux autres. L’évolution de nos sociétés, très déterminée par les différents progrès technologiques qui se succèdent de manière vertigineuse (Internet, multimédia, manipulation génétique, etc.), nous pousse presque, de manière inconsciente et involontaire, à vivre dans l’immédiateté, dans la virtualité et dans la concurrence. Pourtant nous avons aujourd’hui plus que jamais la possibilité de retrouver la valeur de l’attente, du lien au territoire et du partenariat. Un autre monde est possible, avec un style de vie plus en cohérence avec le rythme et le projet de la Création.

Une «autre» croissance

Ce nouveau monde à faire advenir, ce nouveau style de vie à faire jaillir, passent également par des choix concrets dans notre vie de tous les jours: des choix de consommation, de production, d’investissement, de rémunération, d’emploi, de loisir… L’encyclique Caritas in veritate évoque par exemple « la responsabilité sociale du consommateur» dont le choix de consommation peut avoir un impact sur les décisions prises par l’entreprise. Le document parle également de l’opportunité de développer des coopératives de consommateurs ainsi que des formes de commercialisation comme celle du commerce équitable (CV 66). Les choix financiers sont également abordés, autant du côté de l’entreprise pour souligner l’importance de financer un véritable développement, que du côté de l’épargnant, appelé à devenir responsable de l’utilisation que la banque fait de son argent. L’expérience de la micro-finance est également soulignée comme une initiative à renforcer car pouvant aider les populations plus fragiles (CV 65). Au-delà des choix de consommation ou de financement, c’est toute l’économie qui est présentée dans l’encyclique comme ayant une dimension sociale intrinsèque:

« L’Église a toujours estimé que l’agir économique ne doit pas être considéré comme antisocial » (CV 35).

Le marché apparaît ainsi non seulement comme un lieu d’échange de biens et de services mais aussi comme un lieu de construction du lien social :

« Sans formes internes de solidarité et confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. » (CV 35.)

Ces choix économiques en faveur d’un style de vie durable et solidaire sont également présentés dans le document de Justice et Paix France, Oser un nouveau développement. C’est ainsi que les produits du commerce équitable ainsi que les AMAP, les produits d’épargne solidaire et les fonds d’investissement responsable (ISR), ou encore les modèles d’entreprises type « social business» sont évoqués. Des choix en tant que consommateur ou en tant que producteur qui disent que la vie ne relève pas seulement des conditions matérielles mais également, et surtout, des conditions sociales et relationnelles. Ces choix ne constituent pas un modèle économique alternatif, mais montrent à quel point nos choix économiques, même les plus banals, comme ceux d’acheter du pain ou de l’eau, traduisent toujours un choix de société. En prendre conscience, c’est déjà un premier pas en vue d’un style de vie nouveau.
Une croissance commune, un développement intégral, constituent les objectifs du nouveau style de vie à inventer. On l’aura compris, il ne s’agit pas d’un modèle préfabriqué qu’il suffirait d’appliquer. Non, il s’agit d’une posture particulière face à la vie et à l’avenir, une posture qui conçoit l’inconnu comme promesse plutôt que menace. Une posture de partenaire de la Création, cette Création qui nous a été donnée pour qu’elle produise de la vie, et de la vie en abondance, pour toutes les générations présentes et celles qui sont à venir.

Elena Lasida,

maître de conférences à la Faculté de sciences sociales et économiques de l’Institut catholique de Paris et chargée de mission à Justice et Paix France.