Les événements et la prière
du P. Pierre Dabosville
Chaque fois qu’un événement grave ébranle notre vie ou qu’un lourd danger pèse sur l’avenir, nous nous sentons appelés à la prière. Nous nous sommes de nouveau souvenus de la précarité de notre existence. La menace s’est approchée de nous. La prière est un appel au Tout-Puissant.
Voilà qui la condamne, va-t-on dire. La prière n’est que le fruit de la peur. Elle exprime et prolonge l’émotion et n’a pas plus de signification qu’elle.
C’est parler bien vite : quelle part de notre vie n’obéit pas aux pulsions de nos sentiments ? Mieux que des occasions, pourquoi les événements extérieurs ne pourraient-ils par leur retentissement en nous devenir des signes ? Quelle importance alors d’avoir à constater que la crainte suscite aussi la prière à tel point que celle-ci parfois s’éteint quand la première a disparu ? L’homme véritablement sans Dieu (l’a-thée) n’est-il pas celui en qui aucune angoisse ne parvient à faire monter un appel ?
La peur ne crée pas Dieu, elle nous rappelle seulement son existence, mais en même temps elle risque de nous voiler son visage, de déformer les traits sous lesquels il a bien voulu se faire connaître à nous. Il est écrit que nous n’avons pas reçu « un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte », mais « un esprit de fils adoptifs » (Romains, 8, 15). Admettons que la peur soit souvent l’occasion de la prière. Croyons aussi que la vraie prière triomphe de la peur, ne serait-ce qu’à la dernière minute comme chez la Carmélite de Bernanos, Blanche de la Force, ou plus exactement, à toute minute, mais comme au-dedans de l’angoisse elle-même.
Cependant toute prière inspirée par l’inquiétude des événements peut aussi dévier vers des formes de conjuration plus proches de la magie que de la foi. Ici encore comment trier dans nos âmes le bon grain et l’ivraie ? On serait bien présomptueux d’affirmer que toujours et partout la seule raison ou la plus pure intelligence de la foi guideront nos réactions et nos conduites. Les groupes humains les plus évolués n’échappent pas aux lois de la « mentalité primitive ». On prie quand on ne sait plus quoi faire, par impuissance. A vous de jouer, semble-t-on dire à Dieu, vous interviendrez par miracle là où nous n’avons plus de prise.
On voit bien dans l’Évangile que Notre Seigneur Jésus a, si l’on ose dire, respecte cette manière de faire appel à lui. Mais il faut aussi ne pas s’en contenter. Du désert de la tentation au jardin de l’agonie, Jésus nous offre un autre exemple de prière. La prière, normalement, ne suit pas l’échec. Elle accompagne l’initiative quand elle ne la précède pas. Elle est au cœur de l’action, toujours prête à s’exprimer, s’exprimant d’ailleurs de toutes les manières possibles et par les mouvements intérieurs les plus subtils. Comme don de l’Esprit, elle est le regard de la foi sur toute l’existence.
C’est pourquoi la prière peut bien choisir parmi les événements selon une sorte de loi d’intérêt. Rien d’aussi significatif que les intentions recommandées à la prière de l’Église, surtout par les omissions qui se trouvent ainsi révélées. Mais par nature, la prière se nourrit de tous les événements. Vous craignez pour l’avenir de votre patrie, vous vous inquiétez pour une personne chère, vous tremblez pour vous-même ? Oui, priez. Mais à moins que vous n’enfiliez les « Notre Père » comme des perles, vous voilà amené par la prière même à réfléchir sur le sens de votre demande. Comment seriez-vous « délivré du mal », si le mal continue d’agir dans le monde, et comment le Règne de Dieu pourrait-il n’advenir qu’en vous et pour vous ?
L’Église seule par la continuité sans défaillance de sa prière peut couvrir tous les événements. Et c’est bien ce qu’elle ne cesse de faire depuis qu’elle prolonge la prière de Jésus. On parle aujourd’hui, bien souvent, du sens de l’Église comme de quelque chose qui ressemble plutôt à la conscience de clan. Peut-être n’entre-t-on vraiment dans l’Église que par la prière, c’est à dire en participant à la mesure des limites de notre personnalité, qui sont à la fois étroites et indéfinies, au regard de l’Église sur toute l’histoire, sur toute l’humanité. La prière est inspirée par la charité. Seule l’infirmité de notre esprit freine l’élan d’une prière qui se nourrit de tout, car elle sait qu’à tout instant, tout est en péril.
Modifie-t-on les événements par la prière ? Certainement oui. Au-delà de ce qui est visible. Mais la vérité du visible est dans l’invisible. La promesse du Seigneur est la force de la prière ; elle est toujours exaucée, elle appelle la grâce, elle sauve.
Mais au sein de cette efficacité perçue dans l’espérance, la prière exerce une autre sorte de médiation sur les événements. Prier, en effet, n’est pas crier vers un inconnu, arbitrairement puissant, dont les volontés inexplicables s’imposeraient à nous comme des décrets. Et nous serions là à regimber, à souffrir, à supplier ! Mais c’est poursuivre une conversation que Dieu lui-même a inaugurée. Il a parlé, il s’est montré par sa parole, et celle-ci éclaire et juge tout ce qui arrive, mais nous avons à découvrir peu à peu quelle lumière vient de lui sur les faits et sur les choses. De cette façon, nous entrevoyons d’abord la mystérieuse volonté de Dieu, à partir de la Croix, à partir de Jésus, à partir de l’Évangile. Les événements ne sont pas pour autant expliqués, mais ils sont situés et ce que nous comprenons, c’est que l’intelligence du dessein de Dieu passe par notre conversion. Par la prière, nous devenons autres : la prière change le monde, parce qu’elle change les hommes.
Si ces réflexions approchent un peu le secret de la prière, nous en conclurons sans doute qu’à tout âge de la vie il faut apprendre à prier, et qu’il faut toujours prier davantage.
Pierre Dabosville (1907-1976), prêtre de l’Oratoire, ancien aumônier de la paroisse universitaire
Extrait du livre Les événements et la prière, Paris : C.L.D., 1982, pp. 109-111