Renée Delorme, la fonceuse !
Chapitre 3 du livre de Marie-Emmanuel Crahay
« Les Auxiliaires du Sacerdoce au Brésil, de 1956 à aujourd’hui. »
Un livre publié par le Père Dumont, de l’Oratoire de France, aux Editions Karthala,
septembre 2016
[Le texte est proposé ici en PDF : Renée Delorme, la fonceuse !]
En 1943, en pleine guerre, arrive au noviciat des Petites Auxiliaires du Sacerdoce à Paray-le-Monial, une jeune fille blonde et volontaire. Renée vient d’atteindre sa majorité, elle monte courageusement la route de Volesvres vers la maison « Bethléem » qui surplombe la ville. Qu’est-ce qui la pousse dans la vie religieuse ? Pourquoi le choix de cette congrégation récente dont les assises sont encore fragiles ? Un désir d’aventure ? Un besoin d’innover ? Plus profondément une recherche de Dieu jamais démentie à travers les aléas de son itinéraire.
Sa famille est originaire de Genouilly, en Saône-et-Loire, mais c’est la terre andalouse qui la voit naître le 23 juillet 1922. Son père est consul de France à Grenade. De sa famille, elle tient une vitalité hors norme, une ouverture à l’autre et aux questions internationales. Une de ses sœurs, entrée chez les sœurs Maristes, passera la plus grande partie de sa vie en Océanie. La plus jeune consacrera sa vie à la recherche en laboratoire. Le frère ainé Jean-Louis, connaissant l’allemand, se fait embaucher pendant la guerre dans les bureaux de la Gestapo de Lyon, laquelle s’étonna longtemps que ses envoyés ne trouvent jamais ceux qu’elle tentait d’arrêter ! Engagé dans la résistance, il trouve la mort en septembre 1944. Comme lui, Renée saura mêler la rectitude dans l’agir à une roublardise qu’elle utilisera quand il le faudra. On n’est pas fille de diplomate pour rien !
À onze ans, elle revient en France, poursuit ses études à Lyon. Elle aime cette ville où tant d’initiatives évangélisatrices ont vu le jour : le père Chevrier et le Prado, Pauline-Marie Jaricot et l’œuvre pour la Propagation de la Foi, Marius Gonin et les Semaines sociales. Tout l’intéresse, mais patience !
Lors de la célébration d’entrée au noviciat, une parole de l’homélie résonne comme une prophétie :
Vous donnerez au monde un témoignage de charité, c’est le feu qui doit embraser le monde, le feu de l’amour doit éclater partout[1].
Pour Renée, c’est clair : elle vivra son sacerdoce par l’amour. Elle peut déployer son dynamisme à Palaiseau, puis à la paroisse Sainte-Marguerite-Marie de Paray où elle découvre la vie ouvrière d’une cité SNCF. Pourtant en 1949, elle ne renouvelle pas ses vœux et décide de quitter la congrégation. Problème de santé ? Pressentait-elle que son charisme serait gêné ou ralenti par les contraintes d’une communauté religieuse ? On peut le penser, mais elle ne le vivra pas comme une rupture. Elle restera en bonne relation avec l’institut et rejoindra sa branche séculière, devenue plus tard l’institut séculier « Vie et Foi »[2].
Renée a beaucoup de talents manuels et artisanaux qui lui permettent assez vite de gagner sa vie. Elle collabore avec une équipe de prêtres-ouvriers à Paris et ensuite en Algérie. Un accident de mobylette l’oblige à abandonner son travail, elle décide finalement de s’orienter ailleurs : « Puisque je ne peux plus travailler en France, je pars au Brésil » annonce-t-elle à ses proches. La réputation de l’« évêque des bidonvilles » à Rio l’attire. Fin 1956, elle embarque vers l’Amérique du Sud et se met à la disposition de dom Helder Câmara, pour s’insérer dans la pastorale des favelas.
La favela est plantée sur la colline de Leme. Renée y restera de 1956 à1968. Au pied de la colline, se trouve un couvent de dominicains. Elle leur sera liée et participe aux enquêtes sociales qu’ils mènent en particulier avec le père Lebret[3]. Dans ses divers courriers, elle décrit volontiers l’univers qu’elle découvre, l’immense Brésil et ses contrastes : les migrations continuelles, pour les uns en wagon ou autobus à air conditionné, pour les autres les interminables voyages à pied, en camion ou dans des trains poussifs et poussiéreux. Les baraques en tôle surplombent des buildings ultra modernes.
La favela où je suis est d’à peu près 8 000 habitants, presque uniquement noirs. Deux ou trois vieillards ont connu l’esclavage, ils ne savent même plus leur âge, car là encore, le Brésil est contraste : ou la mortalité infantile est énorme, ou l’on trouve des vieux de plus de 100 ans. La vie n’a du reste pas la même valeur que pour nous : on rit et joue à côté des morts sinon ils reviennent incommoder les vivants la nuit, alors, on allume des bougies dans les chemins afin d’égarer leur âme loin de leur maison.[4]
Renée aime Rio, elle aime aussi sa favela, ses vieux arbres, les orchidées, les papillons dans leur variété de formes et de couleurs. La nuit, elle entend les chants et les incantations des assemblées, les coups répétés des crapauds, buffles, ou marteleurs. La chaleur est étouffante, elle respire avec peine et se bat avec les moustiques. Le jour elle est souvent témoin de gestes de violence, et suivant l’avis d’amis autorisés, elle s’achète un révolver, prête à se défendre contre un éventuel trafiquant de drogue ou de femmes.
Plus tard, elle s’enhardit et dit son indignation devant le sort injuste réservé à ses proches : une pierre de plus de cinq tonnes tombe et détruit une baraque. Cette pierre fait partie d’un conglomérat plus important qui cède peu à peu et menace trente-huit autres habitations. Renée interpelle le préfet (le maire) qui réagit en lui envoyant l’ordre d’ouvrir la chapelle. Trente-huit familles dans un local de 6/6m ! Son sang ne fait qu’un tour :
J’ai refusé d’ouvrir, même sous menace de police, et accompagnée d’un représentant de la favelle, je me suis prise de bec avec lui. Cela a été terrible, et l’administration entière a écouté ma petite voix durant 1 h ¾. Comme il m’a traitée de mauvaise chrétienne, et d’antisociale, je l’ai traité de mauvais administrateur, car au lieu de vouloir mettre 38 familles dans 6/6m, il ferait mieux d’ouvrir le club des riches au pied de la favelle, avec ladite police, et d’y mettre les familles dans les immenses salons vides où la jeunesse de richards danse jusqu’à 3 h du matin.[5]
Renée connaît les habitants de sa favela, la violence et ses victimes, souvent elle joue un rôle d’apaisement, elle désire que le peuple s’organise et améliore ses conditions de vie : certains escaliers de pierre, construits avec eux, témoignent de son esprit d’entreprise comme de sa compétence.
Elle profite de toutes les occasions pour faire connaître la situation de ses amis exploités. Simone de Beauvoir parle de son action dans le livre « La force des choses » et la cite :
Je parlerai de Dieu aux gens d’ici, quand ils auront l’eau. Les égouts d’abord, la morale après… ils sont accusés de tous les crimes ; je trouve que dans les conditions dans lesquelles ils vivent, ils en commettent peu.[6]
Est-ce pur hasard que le tournage du film « Orfeu Negro » ait lieu dans « sa » favela ? Elle écrit à ses amies de Vie et Foi :
Le film « Orfeu Negro » qui a eu le 1er prix à Cannes a été filmé avec presque rien que des Noirs de ma favela comme artistes, et deux vedettes : Hermes et le gosse Benedito. Il fut tourné dans les deux dernières baraques en haut de la favelle. L’atmosphère de carnaval est parfaitement exacte. Celles qui le verront comprendront mieux ma vie.[7]
Renée est en lien, parfois en dispute, avec les frères dominicains. Ceux-ci l’encadrent et la soutiennent, et ils utilisent son travail qu’elle gère de façon rationnelle en notant les maux et les remèdes donnés à tous ses « clients ». Une revue scientifique française cite la favela du « Leme » comme :
Le siège d’une entreprise-pilote de l’action sociale dominicaine… Nos informations proviennent en particulier de la documentation rassemblée et aimablement communiquée par l’extraordinaire Dona Renée, tête active et passionnée, tout paternalisme mis à part, de la favela.[8]
L’élection au Congrès en 1987 de Benedita da Silva, lui sera cause d’une grande fierté : première femme noire, députée du Parti des Travailleurs, née au Leme où elle a connu et travaillé avec Renée vingt ans auparavant.
Une vie pleine, et pourtant, Renée désire passer le relais. Un désir déjà ancien l’attire vers l’Amazonie, contrée malmenée et plus oubliée, où commencent les travaux de la transamazonienne. Et ce jour arrive en 1968, quand une communauté de religieuses franciscaines entend son appel et décide de poursuivre son action à Rio.
Dès 1958, Renée passe un mois en mission en Amazonie, avec les pères dominicains de Rio. Elle est infirmière itinérante. Elle tient un journal de cette première expédition qui ne manque ni de pittoresque, de dangers ou d’imprévus[9].
La mission est répétée chaque année ; le plus souvent, Renée y participe, les semaines de défrichage en Amazonie sont ses vacances. Elle expérimente des possibilités qui dorment en elle et qu’elle déploiera plus tard.
Un voyage à l’embouchure de l’Amazone m’a amenée à Conceição où je suis restée huit jours pour remplacer la sœur dominicaine qui est médecin là-bas, (responsabilité de 600 km²) pendant qu’elle faisait un saut en avion à Rio de Janeiro. J’ai repris l’avion pour aller à Maraba-Parra, ville située dans une île. Cette petite ville a des secours médicaux insignifiants. Là, avec deux pères dominicains, un guide indien, nous avons fait 47 km à pied dans la forêt-vierge avant d’arriver à un des villages : Gavião. Il y en a quatre, mais les trois autres ne sont pas encore approchables par les chrétiens. Ces gens sont très primitifs, vivent nus (sauf lorsqu’on prend des photos), mangent le produit de leur chasse : chats sauvages, tortues, œufs de tortue, etc. Je les ai soignés de tout mon cœur.[10]
Après douze ans à la favela, Renée part en Amazonie. Ses différentes missions lui ont révélé des urgences et des misères qui ne la laissent pas en repos. En 1969, elle part seule, au nord du pays, à Itupiranga, près de Marabà, dans l’est de l’État du Para. La route transamazonienne est en construction. Cette entreprise gigantesque amène un surcroît de population qui pose de gros problèmes au plan sanitaire où rien n’est prévu. De nouveaux esclaves usent leur santé et leurs forces, ils sont atteints de paludisme ─ qu’ils ne connaissaient pas dans leur région d’origine ─, ils viennent avec femmes et enfants. Renée apprend le métier de sage-femme auprès de sœurs dominicaines, compétence qui, par la suite, lui permettra de former des matrones. Désormais elle écrira moins et ses messages seront plus courts.
Voilà quinze jours déjà que l’enveloppe à votre nom est prête, mais je n’arrive pas à avoir le temps d’écrire, j’ai déjà soigné depuis le 10 juin plus de 3 750 personnes, plus les accouchements graves. […].
Oui la situation est pauvre, mais tous les gens d’ici sont ainsi. L’évêché me donne la valeur de 150 francs par mois, et la moitié passe à l’installation du poste, si ce n’est pas plus. Je vais à Rio du 9 au 30 septembre voir si je peux obtenir des remèdes, car je n’ai plus rien. Hélas je ne puis penser à me reposer, j’espère seulement mieux manger (mes idées sont très terre à terre)[…].[11]
Renée cherche plus que des médicaments, elle aimerait être rejointe par d’autres qui l’aideraient dans sa tâche démesurée. A Rio, elle invite Thérèse Dreyer qui vient d’arriver et tentera de la rejoindre à Noël.[12]
Les gens n’ont pas de défense face aux défis de la vie.
Une femme de 40 ans que j’emmenais pour une césarienne à Maraba n’était jamais montée en voiture… ça c’est courant.[13] Ils vivent comme à l’âge de la pierre et leurs bras construisent une grand-route…!
L’activité de Renée est effarante. Des gens arrivent de partout, malades, plein de vers et d’anémie. Ils sont si nombreux que le dispensaire en accueille parfois jusqu’à 207 par jour ! En même temps elle se préoccupe d’un jardin d’enfants qui va ouvrir ses portes dans la ville.[14]
Les maladies ne sont pas les seuls ennemis de Renée. Ses inquiétudes viennent d’ailleurs. La dictature militaire s’est imposée depuis 1964 et veut éliminer toute forme de résistance. Elle est plus forte dans les régions « chaudes ». La classe au pouvoir est dominée par les grands propriétaires qui n’hésitent pas à faire appel à des tueurs à gages.
[…]Me voilà en route pour Rio, je vais confier cette lettre à la valise diplomatique afin de pouvoir parler librement. Ici la situation extérieurement paraît meilleure, mais nous nous attendons à bien pire de ce qu’elle a été. Si je n’ai pas eu les mêmes ennuis que la religieuse brésilienne et que le père de Valicourt,[15] qui, lui, a été frappé et beaucoup, je suis l’objet d’une surveillance continue, enquêtes, etc. ce qui est très désagréable, et met un climat équivoque. On a voulu aussi arrêter le frère Gil, dominicain, qui allait avec moi chez les indiens. L’évêque est plus que suspect, bref rien n’est mieux, c’est plutôt pire.[16]
« Les événements ici se précisent et j’attends avec calme l’heure de partir, mais c’est devenu inévitable. Dans la Prélazie[17], nous ne sommes plus que trois Français : Hubert Riallaud, Paulette Planchon et moi. Je ne suis pas révoltée, c’est la vie. Ma sœur aînée que je n’ai pas vue depuis trente-cinq ans, près de trente-six, m’attend impatiemment pour faire des remplacements dans les hôpitaux de chez elle où les infirmiers doivent aller se reposer en France. Le visage des pauvres est partout le même, celui du Christ.
Je suis si fatiguée de l’excès de travail, que je n’ai même pas de chagrin de partir, je n’ai qu’une envie, me reposer […][18]
Appréhendée par les autorités, Renée quitte l’Amazonie et le Brésil. Elle fera différents essais dans des régions du monde, sans se décourager, comme si elle pressentait qu’un jour, elle reviendrait au Brésil.
En avril 1973, elle arrive à Nouméa et retrouve aux Nouvelles Hébrides sa sœur religieuse mariste. Elle l’aide à l’hôpital plusieurs mois, mais ne s’installe pas.
Le 10 juillet 1974 elle prend l’avion pour Rio et puis pour la Colombie. Elle arrive :
Chez quelques-uns de nos frères les pauvres : pauvres en avoir, en savoir, pauvres devant Dieu, misérables devant les hommes. Ce sont quelque 7 000 Indiens Gumhides de la famille des Caribes situés dans la plaine amazonienne du Méta, en Colombie, diocèse de Villavivencio, entre les Andes et l’Amazonie, de 450 à 500 km de Bogota.[19]
Mais en Colombie également la répression est là : le 25 novembre, Renée se trouve avec un fusil dans le dos, et le 10 décembre de face ! Elle comprend vite qu’elle ne peut durer dans ces conditions, d’autant plus qu’elle s’est cassé le pied.
Je suis arrivée hier à Villavivencio, revoir le chirurgien, car mon pied me fait très mal et ce n’est pas possible de continuer ainsi. J’envisage nettement de changer d’orientation, car là-bas c’est difficile, les distances sont énormes. J’ai dû faire jusqu’à 40 km à pied pour soigner une malade ! Avec un pied nouvellement fracturé, ce n’est pas à conseiller. De plus il y a de gros problèmes difficiles à expliquer.
Retournerai-je au Brésil ? Je le pense sérieusement. Se soigner en pays plein d’amis est bien plus facile. De plus, les dernières élections ont amélioré beaucoup la situation. En ce moment je réfléchis.[20]
Renée travaille deux ans comme infirmière aux marges du rio Tocantins à Barco, municipe de Parana dans les Goiás. Elle en profite pour mettre en forme un travail sur les plantes médicinales qu’elle a collectées depuis 20 ans. Elle en publie le résultat avec un collègue : Hermès Miolla[21]. Mais elle est toujours « suivie », et sur le conseil d’amis, décide de rentrer en France.
Bonjour à toutes !
Après vingt-deux ans de Brésil, mon retour en France est un peu, comment dirai-je ? pénible, ou plutôt déroutant ; tout est une redécouverte : le logement, la nourriture, la manière d’être, les réactions de tous. Peu comprennent la vraie raison de ce retour, pensant que ce que je regrette, c’est l’aventure !
Quant à moi je me pose surtout cette question : ai-je rempli ma tâche là-bas ? Ai-je été pour les autres une consacrée ? Un visage qui reflète l’Évangile ? Ma présence et mon travail ont-ils diminué la souffrance de certains ? Être avec eux, oui, mais est-ce comme une porteuse de paix, de joie, de justice ?
Ai-je ouvert les yeux des autres au visage du Christ présent dans chaque personne que l’on rencontre, surtout si c’est un pauvre, et tous, nous avons toujours un côté de pauvre.
Mon insertion vraie dans ce Brésil tant aimé, a-t-elle été dans le milieu de vie, nourriture, vêtements, logement, loisirs ?
Cher Brésil ! Je suis partie et j’accepte d’être oubliée de beaucoup de ceux que j’ai côtoyés, avec qui j’ai travaillé, non par manque d’amour, non, mais tout passe, et bientôt d’autres moyens que ceux que j’ai employés seront plus « à la page ».
Maintenant, cette nouvelle vie qui commence, je compte sur vous, sur votre amitié fidèle, et, cette page missionnaire que ces vingt-deux ans ont écrite et où vous étiez toutes présentes, j’espère que cette page continuera, écrite par une ou des autres. A bientôt peut-être.[22]
Pendant quatre ans elle exerce la profession de travailleuse familiale et complète sa retraite, mais elle n’oublie pas son cher Brésil…
Au début des années 80, la situation politique du Brésil s’apaise. Les pères dominicains comptent sur elle pour un programme de santé en Amazonie. Elle décide donc de repartir. Ce sera à Barreira dos Campos dans le Para.
Le diocèse missionnaire dont Renée fait partie─ la prélazie (prélature) ─ a 700 kilomètres de long et 300 de large. Il forme un grand triangle entre les fleuves Rio Itacaiunas et Araguaia. Au nord, se trouvent les localités d’Itupiranga, de Marabá. Au sud, Santa Terezinha, Conceiçao de Araguaia, ville épiscopale, 10 000 habitants. Au service de la prélazie, treize prêtres, deux communautés de dominicaines, deux missionnaires laïques françaises. Cinq médecins pour toute la région.
Renée se met au service des Indiens et des paysans brésiliens qui sont les plus nombreux, ils vivent dans des maisons faites de terre battue et de feuilles de palmier. Elle est d’abord infirmière itinérante, utilisant tour à tour avions, barques, mulets et ses jambes ! Les courriers sont irréguliers, mais parfois dans une localité, on trouve la radio.
Devant l’abandon de tant de malades de cette région, presque sans moyens, elle construit un hôpital qui, vingt ans durant, attirera les malades de 100 kms à 200 kms à la ronde, elle formera une dizaine de soignants. Son courage est à la mesure du dépouillement dans lequel elle vit. Le projet peut se réaliser grâce à l’association créée par le père François Jentel[23] et Misereor [24] qui envoient des médicaments gratuits pour soigner le paludisme.
En 1991, Renée fait une pneumonie, puis une crise cardiaque, et en novembre, elle est victime de la malaria. Et pour clore cette série noire, elle se brûle au troisième degré en voulant mettre le feu à un nid de fourmis. Le maire lui alloue une pension de retraite jusqu’à la fin de ses jours en remerciement des services rendus. Cette pension paiera désormais l’infirmière.
En 1993, des tensions politiques aboutissent à une révolte de la population, l’un des partis ayant conservé des médicaments pour les échanger contre des votes ! L’année suivante, Renée est appelée en France auprès d’un cousin gravement malade, elle est remplacée par Tereza Dreyer qui vit à São João dans le Pernambouc. À la fois admirative et effarée par le travail de Renée, Tereza décrit son séjour dans cette région :
Les eaux claires et les plages blondes de l’Araguaia festonnent les marges de la grande Amazonie. Là, au sud de l’État du Para se situe un village de terre (maisons soit en boue séchée, soit de paille) à 90 %, où vivent deux à trois mille habitants : exploitants de bois, pêcheurs du fleuve, cultivateurs du riz et grands propriétaires d’élevage de bovins qui ont massacré et brûlé la forêt sur des milliers d’hectares.
Depuis quatorze ans, une femme, Renée Delorme ─ 38 ans de Brésil ─ a monté un centre d’accueil en plein air pour soigner les plus démunis de ces populations délaissées, hors des circuits économiques. Son projet est vaste comme la misère, et sa réalisation à la démesure d’un « coin » de l’amour de Dieu.
À partir de dons (vieilles bâtisses, hangar, terrain vague et argent), elle a monté un ensemble rustique pour accueillir cent à deux cents malades, à 90 % paludéens. Il y a un « chapeau de paille » énorme (abri rond, couvert de feuilles de palmier), un hangar avec la capacité d’accrocher cent cinquante hamacs où les malades reçoivent des perfusions bleues, jaunes et blanches, avec la quinine appropriée. Ici la malaria est pernicieuse, s’attaque aux yeux…
Et là, dans mon cœur, j’ai noué une gerbe de reconnaissance pour cette femme, Renée, pour sa compassion sans limite et le don de sa vie au nom de l’amour. Pour ce que je lui ai vu vivre près des déshérités, je lui embrasserais les pieds.
Tereza Dreyer, São João, le 18 octobre 1994[25]
L’hôpital est réputé dans la région. Pourtant ce n’est qu’en 1996 que le responsable de santé de l’État du Para vient le visiter et se dit édifié par la tenue de l’établissement. Il apportera une aide, après trois mois de formalités.
Les inondations sont fréquentes. Le fleuve Araguaia en provoque trois successives en 1997, qui obligent Renée à être hébergée chez les frères maristes pendant cinq semaines, tandis qu’elle continue à soigner. Après ces événements, elle fait un infarctus. Les protecteurs n’abandonnent pas et lui redonnent courage. C’est en 2001, le 30 juin, qu’elle tombe sur le carrelage de l’hôpital, foudroyée par une hémorragie cérébrale. Son entourage s’étonne que personne n’arrive immédiatement de France pour la secourir… Elle succombe le 3 juillet. Suzanne Robin, amie de Renée, prévenue, envoie un mail au frère Burin des Rosiers. C’est lui qui célèbre les obsèques[26].
Renée laisse un témoignage bouleversant d’amour du Brésil, des petits au Brésil. Avec un tempérament super actif et un feu dans le cœur, elle est restée sur la brèche jour et nuit jusqu’au bout de ses forces, jusqu’à son dernier jour. Renée aurait aimé que la congrégation des Auxiliaires du sacerdoce reprenne son œuvre. À chacun de ses retours en France, elle ne manquait pas de rendre visite à la supérieure, de l’inviter à venir la voir dans le Para. Mais la congrégation n’a pas vocation à créer ou prendre en charge des institutions… Malgré différentes démarches de la Prélazie, de Marie Jeanne Jentel[27], de Renée elle-même, elle ne sera pas remplacée et l’hôpital de Barreira dos Campos devra fermer ses portes au désespoir de la population. Mais les habitudes d’hygiène, de premiers soins qu’elle a transmises continueront de porter leur fruit, le témoignage de Renée reste vivant dans les cœurs qui l’ont rencontrée.
À la favela de Leme comme dans beaucoup d’autres, l’action se poursuit grâce en particulier à l’association des habitants. La mémoire de Renée est restée vivante. Quarante-deux ans après son départ :
Le 2 juin 2010 l’ambassadeur de France Yves Saint-Geours et le Consul général Jean-Claude Moyret se sont rendus à la favela de Chapeu Mangueira, située sur les hauteurs de Leme, pour y inaugurer la place Renée Delorme. Il s’agit d’un hommage rendu à une religieuse française qui a consacré sa vie à améliorer la santé et l’éducation dans certains quartiers défavorisés, comme à Chapeu Mangueira où sa personnalité et son dévouement ont marqué les mémoires.[28]
Barreira dos Campos rendra-t-il un jour pareil hommage à celle qui s’est donnée jusqu’à la fin ?
[1] Homélie du père Dupé, Fils de la Charité, à « Bethléem » le 14 04 1944.
[2] Marie Galliod a fondé une congrégation religieuse et une branche séculière dont les membres vivraient du même esprit et s’engageraient par des vœux sans changer leurs conditions de vie de laïque.
[3] Enquête sur les favelas de Rio menée entre 1957 et 1959. Renée lui communique les données chiffrées des familles touchées par l’action sociale.
[4] Dans le bulletin de Vie et Foi, n° 6, 1958.
[5] Lettre à Sr Marie André Rio 22.02.1967.
[6] Simone de Beauvoir citée par Ricardo Rezende, « Rio Maria – Canto da terra », Vozes, 1992.
[7] Bulletin de Vie et Foi, n° 8.
[8] Revue « Population », 1967, n° 2.
[9] Voir Annexe 3.1 en fin de chapitre.
[10] Bulletin de Vie et Foi, n° 11 (1960).
[11] Lettre à Sr Marie André, Itupiranga, 17 08 1969.
[12] Le récit de Thérèse de son expédition à Itupiranga est un témoignage important sur cette période de la vie de Renée. Voir Annexe 3.2.
[13] Lettre à Paulette Molard, le 14.12.1971.
[14] Lettre à Paulette Molard le 9.09.72.
[15] Oblat de Marie Immaculée et neveu de Charlotte Dugon, auxiliaire du sacerdoce.
[16] À Madeleine Chaboisseau 25.07.1972
[17] Prélazie, ou prélature : territoire ecclésiastique qui n’a pas encore été élevé au rang de diocèse et qui, entre autre, ne peut se suffire à lui-même en bien des domaines. À ce titre, une prélature reste sous la dépendance directe de Rome. Le responsable peut être ordonné évêque, mais il peut tout aussi bien rester simple prêtre, mais avec les insignes de l’évêque.
[18] À Sr Marie-André le 25.11.72, et le 16.12.1972.
[19] Courrier Vie et Foi juillet 1974.
[20] À Sr M. André, le 09.01.1975.
[21] Renée Delorme – Hermès Miolla, Pronto socorro do sertão. A cura pelas plantas, Porto Alegre, mai 1979.
[22] Courrier Vie et Foi, 1978.
[23] Feançois Jentel [1922-1979] du diocèse de Pontoise, parti au Brésil en 1954, il travaille dans le Mato Grosso puis à Santa Terezinha. Emprisonné en 1973, expulsé du Brésil en 1974. Il appuiera l’action de Renée jusqu’à sa mort inopinée survenue le 1er janvier 1979. Sa sœur Marie Jeanne prendra le relais.
[24] Œuvre de l’Église catholique allemande chargée du développement.
[25] Extraits du texte paru dans le DIAL (Diffusion Amérique Latine), n°1970 du 13 avril 1995.
[26] Voir le récit de ses obsèques en Annexe 3.3
[27] Lettre du père Pedro Conti aux Auxiliaires du sacerdoce le 21 juillet 2000 ; de Marie Jeanne Jentel à Marie Thérèse Guédant, responsable de Vie et Foi du 17 février 2001
[28] Nouvelles du Consulat de France – Rio, juin 2010.